MASQUE ET SÉDUCTION DANS LA VENISE DE CASANOVA
Le retour du carnaval à Venise depuis 1980 a confirmé dans l'imaginaire de notre époque un mythe du masque et de la séduc¬ tion qui colle à la peau de Venise. Une lecture superficielle des textes du 18e siècle, le regard trop rapide sur des tableaux grouillants de personnages masqués et une publicité qui ressasse à loisir quelques lieux communs sur Venise et ses fêtes, tout cela risque de nous empêcher de comprendre ce qu'étaient la vision et les comportements des hommes du siècle des Lumières. Nous savons que les nobles portaient pendant près de six mois de l'année la bautta, costume de masque qui se caractérise par le port d'un tricorne, d'un masque blanc aux formes anguleuses, ou volto , enfin d'un châle de dentelle tombant jusqu'à mi-corps et qui en fait donne son nom à l'ensemble du costume. Mais nous avons du mal à faire abstraction des lectures qui se sont succédé à partir de la période napoléonienne sur le dernier siècle d'existence de la République de Venise, et surtout de celles du 19e siècle. Par-delà l'approche historique d'un Daru, qui fut déterminante, les textes de Gautier, des frères Goncourt ou de Barrés font écran à notre regard. Il n'est, pour s'en convaincre, que de lire les pages de «Venise la nuit. Rêve », écrites par les Goncourt à leur retour du voyage effectué en Italie en 1855-1856, et publiées dans la revue L'Artiste les 2 et 10 mai 1857. Plongé dans le souvenir du carnaval par le biais d'un domino fripé qui tombe d'un meuble avec «une tache noire », c'est-à-dire un loup, le narrateur décrit la cohorte des masques que ce loup tout à coup réveille : «Aussitôt ce loup sur ma figure, je vis des couleurs, des couleurs, des couleurs... des masques ! masques allant, masques venant, masques courant, masques sau¬ tant, masques galopant, masques gambadant, masques frétillant, masques allègres, alertes, prestes, tout le corps déchaîné, gra-cieusé, saluant la joie : masques, masques, masques ! un arc-en-ciel en vif-argent ! » 1
1. Edmond et Jules de Goncourt, L'Italie d'hier. Notes de voyages, 1855-1856 (Bruxelles, Ed. Complexe, 1991), p. 270.
DIX-HUITIÈME SIÈCLE, n° 31 (1999)
